mardi 29 mars 2011

"L’esprit du sport" : attention danger !

par Michel Caillat

Comment un phénomène social aussi massif, aveuglément valorisé, peut-il être accepté comme allant de soi ?
   Le sport est omniprésent dans notre vie quotidienne. « Elevé au cube » selon l’expression d’Umberto Eco (pratique, voyeurisme, bavardage) avec ses compétitions généralisées, « briseurs de soucis », ses foules à l’état pur vivant par procuration, et ses discours saturés d’idéologie, il échappe à tout échange de points de vue en dehors du cercle des initiés. Pour l’opinion publique et ses relais, seuls comptent les résultats, les médailles, les euphories collectives, les émotions sans pensée. La politique et l’intelligence sont mortes dès que l’on en « revient au sport »
   Comment un phénomène social aussi massif, aveuglément valorisé, peut-il être accepté comme allant de soi ? L’opposition des extrêmes (l’exaltation sans nuance des performances/la détestation farouche) sert l’anti-intellectualisme, les croyances et les préjugés. Non, le sport n’est pas un jeu neutre, innocent, anodin et vertueux ; il est porteur de représentations du monde et participe largement à la normalisation des corps et des esprits. En le présentant comme une bulle autonome surplombant la société, on oublie les conditions historiques et sociales de sa naissance et son fonctionnement comme « appareil de contrôle hégémonique et inerte » (Jean Chesneaux).
  Encore faut-il s’entendre sur le mot. Le sport doit être défini clairement et scientifiquement. Définir c’est rompre avec les notions de sens commun, tracer une frontière et exclure du sport ce qui lui ressemble et qui n’en est pas. Les sociologues sont au moins d’accord sur ce point : le sport est une situation motrice compétitive (avec compétitions à tous les niveaux désignant vainqueurs et vaincus), codifiée c’est-à-dire qui a ses règles (ce qui exclut les pratiques dites libres) et institutionnalisée (à l’intérieur des fédérations). Toute activité physique n’est donc pas du sport : le facteur qui fait sa tournée à bicyclette ou les ami(e)s qui se retrouvent après un repas pour courir tranquillement en bord de mer ne font pas de sport.
   Pierre de Coubertin était clair dès les années 1920 : « Le sport est le culte volontaire et habituel de l'effort musculaire intensif appuyé sur le désir de progrès et pouvant aller jusqu'au risque (…). Il lui faut la liberté de l'excès. C'est là son essence, c'est sa raison d'être, c'est le secret de sa valeur morale».
    Derrière ces mots, c’est une partie de la philosophie coubertinienne qui s’exprime : le culte du dépassement et du risque, la vocation à l’excès qui se donne aux forts et exclut les faibles et les femmes. Pédagogue de l’être, Pierre de Coubertin, à travers l’Olympisme, a une ambition qui va bien au-delà du sport et des Jeux : un projet d’éducation complète, une mission culturelle mondialiste, la croyance en une humanité harmonieuse symbolisée par le sportif. L’Olympisme est un « humanisme stoïcien », une « philosophie de la vie » (mots inscrits dans la Charte), et son idéologie se veut génératrice d’une profonde révolution morale.
   Le sport est une vision du monde ; il distille à flots les valeurs de l’ordre établi en leur donnant une existence pratique quasi naturelle. Il est un moyen d’exacerber l'individualisme et le mérite personnel, de promouvoir l'idéologie du don et le culte du chef, de faire l'apologie du rendement, du travail libérateur, de la douleur et de la souffrance, et de rendre acceptable l'inégalité, le cynisme du plus fort, le mépris des faibles, l'âpreté au gain. Avec le sport, l’idéologie dominante est intériorisée par les masses ; elle devient un moule de comportement, une seconde nature. Quand le fait sportif  s’incorpore, il se transforme en inconscient social.
   L’histoire du sport est celle d’un échafaudage idéologique : l’idéal olympique fondé sur l’universalité et la fraternité, et inspiré de la Grèce antique. À écouter ses chantres, l’esprit sportif irradie en tout être, et une lumière primitive et naturelle brille pour montrer à tous les hommes la splendeur des origines. La raison sportive nous fait contempler dans son essence la beauté des vérités éternelles : la franchise, la loyauté, le désintéressement dans l’ambition, la modestie dans la victoire, la sérénité dans la défaite, la chevalerie en toutes circonstances. Au commencement est le sport olympique antique dont la pureté, la perfection et l’universalité sont d’emblée saisies comme un idéal transcendant.
   Les « amis du sport » oublient une chose : l'idéal sportif est un oxymore. L’activité sportive est incompatible par nature avec ledit idéal. Le sport dit ce qu’il n’est pas (un univers enchanteur) et ne dit pas ce qu’il est (un outil de domination). Hommes politiques, militants progressistes et plus largement tous ceux qui rêvent d’une société plus humaine doivent combattre en eux-mêmes cette « volonté de ne pas savoir » sur le système sportif. Un système qui ne pourrait pas fonctionner sans un « esprit du sport » c’est-à-dire sans une adhésion subjective des individus, y compris celle des non-sportifs.
                                                                                      

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